Le mois de la Braise était déjà bien entamé, et, une fois n'est pas coutume, le Soleil brillait dans le ciel des Paluns. La température qui régnait au dehors avait poussé bon nombre d'habitants vers la terrasse de l'auberge, maintenant pleine à craquer. Les quais étaient encore plus animés que d'habitude, et les marins déchargeaient les marchandises de leurs bateaux en sifflant. C'est dans cette atmosphère guillerette qu'une jeune fille fit son apparition sur le pas de sa porte. Ses cheveux blonds laissaient apparaitre ci et là des reflets roux, et ses grands yeux verts pétillaient d'excitation.
Alessandrä Naylö, fille du plus riche marin de Ménéthil, se dirigeait maintenant d'un pas décidé vers le quai où était amarré le Leviathan. Son père, le Capitaine Augustus Naylö, supervisait le chargement de diverses marchandises sur le bateau.
Se postant à ses côtés, le regard vers l'horizon, Alessandrä murmura:

"Je veux partir avec toi."

"Aless on en a déjà parlé. Ta mère et pensons que tu es trop jeune pour m'accompagner. La mer n'est pas un terrain de jeu."

La réponse habituelle. Cela faisait deux ans qu'on lui donnait toujours la même. Elle n'avait jamais beaucoup aimé les cours, et depuis deux ans son seul rêve était de pouvoir naviguer sur l'océan.
Elle tourna le dos à son père sans ajouter un seul mot et se dirigea vers le Maitre de vol, où elle acheta un trajet vers Forgefer.

Forgefer


Alessandrä déambulait à présent sans but dans les rues de Forgefer, et ses pas la menèrent directement à l'une des tavernes de la ville. Elle y retrouva Mulch, un nain bourru avec qui elle allait en cours, et prit place à sa table.

"Eh bien, ça ne va pas fort on dirait?"

L'humaine haussa les épaules et appela un serveur afin de commander à boire.

"Heureusement que le patron n'est pas regardant sur l'âge légal pour boire hein?", ricana le nain en jetant un coup d'œil au contenu de la chope de son amie.

"Toi t'es plutôt mal placé pour parler..."

"Moi je suis un nain."

"Merci, j'avais pas encore remarqué. Je peux savoir ce que ça change?"

Mulch soupira bruyamment.

"Bon écoute je dois y aller là, fais attention à ce que tu bois et à qui tu parles hein..."

"Oué oué, t'inquiète pas."

La nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà lorsqu'Alessandrä se décida à partir. Elle était complétement saoule, et sa mère ne manquerait pas de lui passer un nouveau savon lorsqu'elle rentrerait.

La jeune humaine traversait les ruelles sombres de Forgefer quand elle entendit des ricanements bestiaux dans un passage à sa gauche. Avide de satisfaire sa curiosité, celle-ci s'y enfonça, et découvrit avec surprise que les bruits qu'elle pensait de source animalière étaient en fait bien humains. Deux hommes totalement ivres se tournèrent alors vers elle en riant.

"Alors elle s'est perdue la p'tite dame?"

Ca c'était très mauvais. Alessandrä essaya de retrouver ses esprits et répondit d'un ton qu'elle voulait le plus calme possible:

"Non non, j'ai entendu du bruit alors je... enfin je vais vous laisser."

Alors qu'elle faisait demi-tour un troisième homme, un véritable colosse, lui barra la route.

"Tu pourrais être un peu plus polie et nous tenir compagnie un peu tu crois pas? Ha ha ha."

Aless paniquait. Elle était vraiment dans la mouise, et elle ne se faisait pas d'illusion quant à ce que ces hommes répugnants lui feraient si elle ne parvenait pas à s'échapper rapidement.

"Écoutez... j'ai de l'argent... je ferai tout ce que vous voudrez mais laissez moi partir!"

"On s'en fout de ton argent, c'est pas ça qui nous intéresse."

"Nan hé hé, c'est pas ça..."

Elle sentait le regard lubrique des trois ivrognes sur elle et fut soudain prise d'une forte envie de vomir.

"Eh bha c'est pas que tu nous trouverait dégoutants quand même? Ce serait pas très sympa..."

"Nan pas sympa ha ha..."

"Ferme la Will."

"Allez tous vous faire foutre."

Alors qu'Alessandrä allait tenter de s'échapper, le géant abruti, qui répondait au doux nom de Will, l'attrapa par le bras et l'empêcha de bouger. Tout semblait perdu maintenant, elle ne pourrait pas échapper au sort qu'ils voulaient lui faire subir.

"C'est vraiment pas gentil de vouloir partir quand on est invité à rester... et tu es vulgaire en plus de ça... tu sais ce qu'on fait aux filles vulgaires chez moi? Non? (L'homme sortit une dague de son manteau et l'approcha du visage de l'humaine) On leur coupe la langue. Et ce serait dommage d'en arriver là, surtout quand on sait tout ce qu'on peut faire avec..."

Les trois hommes éclatèrent d'un rire gras et bruyant. La vue de la lame rouillée calma tout à coup la jeune fille. Finalement, peut-être qu'elle devrait arrêter de résister, fermer les yeux et serrer les dents en attendant la fin de son calvaire, elle s'en sortirait peut-être avec moins de dommages. Ou peut-être pas.

"Et si j'appelais au secours?"

"Oh eh bien... étant donné qu'il est environ 3h du matin il y a peu de chance que quelqu'un t'entende. Et d'ici quelques heures un garde retrouverait certainement ton corps désarticulé trainant au sol. Le pauvre voudrait à tous les coups t'aider, mais serait irrémédiablement pris de nausées en remarquant les innombrables marques de mutilation qui parsémeraient ton corps. Donc si tu veux crier vas-y, personne ne te retiendra."

Vous aurez aisément deviné qu'aucun son ne sortit de la gorge d'Alessandrä dans les secondes qui suivirent. Alors que des larmes commençaient à perler au bord de ses yeux mi-clos elle sentit l'étreinte qui la paralysait se relâcher, puis elle tomba face contre terre.
La première chose qu'elle remarqua en rouvrant les yeux fut le corps de Will gisant à ses côtés dans une flaque de sang pourpre. Puis lui apparut un homme encapuchonné, tenant dans chacune de ses mains de courtes épées. Celui-ci s'avança vers le deuxième humain, et lui trancha la gorge avant qu'il ait pu faire quoique ce soit. Alors le troisième et dernier homme tentait de s'enfuir en courant, mais mourut quelques instants plus tard, une dague fichée entre les omoplates.
L'humaine avait assisté, impuissante, à la folle scène qui s'était déroulée devant son regard médusé. L'humain, toujours encapuchonné, s'approchait maintenant d'elle.

Alessandrä allait pousser un soupir de soulagement quand une pensée effleura son esprit. Cet homme était-il son sauveur... ou son bourreau?

L'individu avançait vers elle, comme si rien ne s'était passé dans cette ruelle sordide.

"Tu comptes te relever un jour?"

Cette voix... Son frère?

"Qu'est ce que tu fais ici? Je me débrouillais très bien avant que tu arrives.", marmonna Alessandrä en se relevant.

"Épargne moi tes fanfaronnades, des choses graves son arrivées."

Alessandrä fronça les sourcils. Graves? Son frère pensait peut-être que ce qui s'était passé ici n'était qu'une simple bagarre? Celui-ci resta silencieux quelques instants encore, puis reprit:

"Nos parents ont été tués."

La peine qui serra le cœur d'Alessandrä empêcha tout son de sortir de sa gorge nouée. Pourquoi cela lui était-il arrivé à elle? Elle suivit son frère docilement vers le tram des profondeurs, toujours muette.

"Alors ils ont été... assassinés?"

"Par un groupe de malfrats alors qu'ils revenaient d'une soirée à Hurlevent oui."

"Autant dire qu'on ne connaitra jamais le vrai coupable alors..."

Alessandrä se rendit compte qu'elle n'arrivait à éprouver aucune tristesse pour la mort de ses parents. Elle avait beau repenser aux moments heureux qu'ils avaient passé ensemble, rien ne se produisait. Pas une larme, pas une seule trace de mélancolie. Peut-être le choc psychologique qu'elle venait de subir inhibait-il toute émotion pour le moment.
L'arrivée du tram à Hurlevent coupa court aux pensées vagabondes de la jeune fille, qui suivit une nouvelle fois son frère en direction de la vieille ville.

"Tu n'es pas triste toi?"

"Pourquoi le serais-je? S'ils n'étaient pas morts je ne serais pas allé te chercher à Forgefer, et tu serais encore en train de servir de divertissement à ces porcs."

L'argument était imparable. Pourtant elle savait très bien que cela n'était qu'une piètre excuse pour ne pas dire qu'il se moquait totalement de la disparition de leurs parents. Lui et son père ne s'étaient jamais entendus sur rien. Quant à leur mère... elle avait toujours pris le parti de son mari.

Les heures qui suivirent ne laissèrent qu'un vague souvenir dans la mémoire d'Alessandrä. Des gens qui examinaient les corps sans vie de leurs parents, d'autres qui fouillaient les environs, des badauds qui assistaient de loin à la scène en tentant d'arracher la moindre parcelle d'information aux enquêteurs, et tout un tas d'hypocrites qui venaient lui présenter leurs 'plus sincères' condoléances. Elle les détestait tous, ces charognards. Ces vautours qui, derrière leur façade de gens bien comme il faut attristés par ce drame sanglant, allaient tenter de profiter de l'occasion pour tirer tout ce qu'ils pourraient de la fortune des défunts. La jeune fille sentait en elle une puissante envie de leur cracher au visage, et ne s'en reteint que par respect pour les deux personnes dont les corps gisaient encore au sol.
Alors que son frère semblait en plein conversation avec un homme qu'elle ne connaissait pas, Alessandrä s'éclipsa en direction de l'auberge la plus proche et y prit une chambre pour dormir quelques heures. Après l'épouvantable soirée qu'elle venait de passer, le sommeil la prit rapidement, et elle ne se réveilla que plusieurs heures plus tard, alors que le soleil était déjà bien haut dans le ciel. Elle descendit dans la salle commune et se dirigea vers l'aubergiste afin de commander de quoi déjeuner, puis alla s'asseoir aux côtés de son frère.

"Qu'est ce que tu vas faire maintenant?"

"Je n'en sais rien. Et toi?"

"Je n'ai jamais aimé les études... Tu sais ce qu'a décidé l'équipage du bateau?"

"Ils attendent de savoir ce qu'on fait du Leviathan."

"Alors on le garde... Je vais aller leur parler."

Alessandrä quitta l'auberge en direction des quais, où elle trouva Flint, un nain, second de son père quand celui-ci était capitaine du bateau.

"Flint? Je peux te parler?"

"Evidemment. Tu veux qu'on aille à l'intérieur?"

"Oh, non, on peut aussi bien rester ici. Si on garde le bateau, vous continuez à naviguer dessus?"

"Il nous faudrait un capitaine."

"Mon père avait confiance en vous. Vous serez en mesure d'assumer ce rôle. Et si tu le veux bien j'aimerais également venir avec vous."

"Bien sûr que tu peux venir. On fera de toi un véritable marin en un rien de temps!"

"On part quand?"